Modèle et Plan

   

       Quelques pistes pour orienter les énergies humaines.


Le fameux garage de Hewlett et Packard à Palo Alto

  Le temps passe et les cercles internationaux de discussion transhumanistes, technohumanistes ou tout simplement technophiles sont désormais familiarisés avec le concept de cerveau émulé sur ordinateur. Les financements spectaculaires, il y a un an maintenant, des projets américain (BRAlN lnitiative) et européen (Human Brain Project, HBP) de tentative de modélisation du cerveau humain en fonctionnement (et donc d'émulation de la conscience associée) ont accompagné une sensibilisation du grand public aux thèmes exploités depuis des années par Ray Kurzweil : le téléchargement de l'esprit (mind uploading), la Singularité Technologique ; pour la première fois, un film hollywoodien est construit entièrement sur l'ECE et ses implications, dans une veine relativement réaliste et à peu près hors du genre SF apocalyptique (Transcendance). 

   A présent, le risque est de se dire que beaucoup de gens très talentueux travaillent sur l'ECE, et que le problème se résoudra de lui-même à plus ou moins long terme, au fur et à mesure que nous comprendrons le cerveau et disposerons de machines à la puissance de calcul suffisante. Les projets BRAIN et HBP semblent d'inaccessibles LHC (Large Hadron Collider), des infrastructures dignes du Projet Manhattan, d'inégalables concentrations de matériel et d'algorithmes. 

   ECHO est au contraire fondé sur l'hypothèse que le meilleur moyen de réaliser rapidement l'ECE est de s'engager sur la voie de la concurrence, de l'émulation (créative, celle-là) et de l'humble bricolage, comme l'ont fait dans les années soixante et soixante-dix de nombreux étudiants et businessmen au nez creux, anticipant l'intérêt public monumental que suscite toujours une nouvelle technologie quand elle est développée pour changer radicalement l'expérience humaine.

   Le principal défaut des gros projets internationaux évoqués plus haut est qu'ils n'ont pas vocation à allonger la durée de vie par l'émulation radicale de cerveaux humains reliés à des corps artificiels. lls sont envisagés comme de simples outils servant à tester des molécules, modéliser grossièrement ou en détail ce qu'il se passe dans un cerveau soumis à telle ou telle modification de ses paramètres biochimiques, par exemple. Faire confiance à des superstructures empêtrées dans les réseaux académiques et ceinturées de comités d'éthique est déjà bien dangereux ; parier sur leur volonté actuelle ou future de réellement développer l'ECE est insensé.

  Le grand avantage de la potentielle révolution émulationniste, comme celle des réseaux sociaux quelques années plus tôt, est la grande disponibilité, dès aujourd'hui et pour tous, de ses ingrédients nécessaires. Pour une émulation de vie, il faut essentiellement des ordinateurs et un accès à internet. Des pans de plus en plus importants de notre connaissance du cerveau humain sont chaque jour mis en accès libre sur la Toile. Les machines communiquent via le "Nuage" et mettent en commun leur "temps de calcul disponible". Des modélisations neuronales s'échangent déjà sur des plateformes de recherche et d'expérimentation ouvertes à tous (Neuron ou OpenWorm). En fait, il n'y a plus qu'à. 

  ECHO propose donc la création de Fab Labs français dédiés à l'ECE, courant 2014. En rassemblant, petit à petit, la force de calcul nécessaire à des simulations de plus en plus poussées, ces monastères du XXIème siècle seront les vrais accélérateurs du mind uploading. Mis en réseau, ils peuvent être imparables.

  Leurs fondateurs vivraient de dons et de "réservations pour l'Eternité" (d'ailleurs, les monastères marchaient un peu sur le même principe) : les plus généreux donateurs seraient les premiers à bénéficier de la technologie, une fois celle-ci pleinement opérationnelle - voilà pour le business plan.

  Etablis dans de pittoresque sites d'altitude (pour mieux évacuer la chaleur générée par les machines), les centres de calcul émulationnistes auront l'aspect impressionnant de châteaux cathares dont les dévoué(e)s habitants inspireraient le respect et la confiance : en effet, la dévotion en impose.


   C'est en me promenant cet hiver dans la région des forteresses cathares (qui ont en fait plutôt été bâties par le pouvoir militaire à l'époque) que j'ai pensé que c'était exactement l'esprit qui pouvait convenir à un réseau d'ECHOs.

  Les Cathares, qui s'appelaient eux-mêmes "Bons Chrétiens", "Bons Hommes" ou "Parfaits", vivaient d'ailleurs selon des lois assez intéressantes (1). Tout d'abord, ils gardaient une trace de l'ancienne croyance en des "cycles de passages", donc en la réincarnation, et distinguaient très clairement le Bien du Mal ; le Bien étant le domaine inaccessible des esprits, le Mal tout ce qui était terrestre (là où nous utiliserions aujourd'hui les termes de monde matériel). Les Bons Hommes et Bonnes Dames tenaient donc en assez piètre estime le corps, simple véhicule de l'esprit (que nous appellerions aujourd'hui plutôt conscience individuelle). A cet égard, ils étaient vraisemblablement en majorité végétariens. ll est amusant de tracer un parallèle ici avec le projet émulationniste, qui prévoit un "transfert" de la conscience d'un substrat à un autre, sans considération pour le corps biologique, mal conçu, produit d'une évolution hasardeuse (cf. le système circulatoire des batraciens, selon Konrad Lorenz, "pas assez mauvais pour disparaître"(2)), et amené de toutes manières à dépérir. 

  D'un point de vue organisationnel, la communauté cathare était centrée sur le travail (manuel), dans des "Maisons de Parfaits" qui fonctionnaient comme des ateliers permettant aux religieux de subvenir à leurs besoins et surtout de ne pas s'extraire de la vie quotidienne, faisant écho à un reproche régulièrement adressé au clergé (et aujourd'hui aux hommes de science). Voilà encore un aspect assez inspirant de ce courant de pensée qui, pour le reste, semble tout de même bien éloigné de nos zettaoctets.

      Un modèle de monastère

  Les structures qui nous semblent optimales pour constituer le socle pratique et très matériel d'un réseau activiste émulationniste seraient donc des unités de calcul et de recherche, reliées via le réseau aux principaux laboratoires constituant aujourd'hui les poissons-pilotes de la recherche en neurosciences : le MIT d'Ed Boyden, entre autres, qui dispose d'outils innovants pour ce qui est de la compréhension des mécanismes du cerveau humain. Car rappelons-le, la recherche est loin d'en avoir fini avec la complexité du cerveau, et l'expérimentation doit aller conjointement avec l'observation (ce que souligne d'ailleurs Ed Boyden dans un récent et excellent interview). Le point important ici étant bien évidemment l'accès libre, l'open access qui est la stratégie actuellement favorisée par ces laboratoires, fait est assez neuf dans l'histoire de la recherche scientifique pour être souligné, et qui nous ramène encore à la logique des monastères de l'An Mil, bondés de copistes chargés de diffuser le plus massivement possible la "connaissance".


    Ces monastères auraient trois unités essentielles : 

  •  une unité de vie, ayant recours à des moyens de subsistance de préférence locaux (la grande ennemie de l'ECHO étant le gaspillage énergétique) ;
  •  une unité de travail et d'expérimentation : corps-robots reliés aux simulations, code, voire laboratoire de "wetware" et de scan de tissus biologiques, selon les dotations ;
  •  un espace de calcul, refroidi à l'eau courante, vaste pour éviter la surchauffe, abrité des perturbations et pollutions atmosphériques.
  La proximité avec la nature favorisera également l'observation de la vie, qui n'a jamais fait de mal aux biologistes.

   Un peu de piété...

   Le transhumanisme est souvent qualifié, non sans un soupçon de condescendance moqueuse, de religion (sous-entendu, de secte). Mais à bien y réfléchir, qu'est-ce qu'une religion ? ll semble que toute religion ait deux faces : l'une, explicative, pour tenter de déchiffrer le monde ; l'autre, morale et presque politique, pour favoriser des comportements sociaux. Ces deux faces sont souvent liées. Mais si nous nous replaçons dix siècles en arrière, en plein coeur de la chrétienté par exemple, les villageois d'une paroisse utiliseraient-ils le terme de religion pour parler de l'ensemble de leurs convictions, dans lesquelles ils baignent depuis des générations ? Pour eux, ce qui fait l'objet de savoir est appelé science, dans un sens sans doute très proche de celui que nous utilisons encore aujourd'hui pour parler d'électrons et de quarks. 

    L'émulationnisme, un peu comme dans la fable Pierre et le Loup, suscite la méfiance car il promet ce que la grande majorité des religions n'ont cessé de faire miroiter aux Humains depuis des millénaires : le passage dans l'autre monde où douleur comme crainte de la mort disparaissent, Nirvana, Dar Es-Salem... Or c'est aussi sa force, car ces concepts féériques ont un grand pouvoir sur le comportement social de ceux qui y croient ; et ces derniers sont de plus en plus nombreux, dans le cas du mind uploading. Le concept de paradis post-mortem est d'ailleurs un excellent moyen de combattre l'individualisme au quotidien tout en le ménageant à sa racine (car celui qui croit au Jugement Dernier espère bien in finesauver sa petite peau). A la fin du Moyen-Âge, selon l'historien Jacques Le Goff, on ajouta à l'attirail théologique chrétien le Purgatoire : même au terme d'une vie entachée par le péché, il n'est jamais trop tard pour commencer à bien se comporter, avec la durée du purgatoire pour remonter la pente (façon de s'arranger avec la comptabilité céleste). Le message des émulationnistes n'est pas si éloigné de celui des Bons Hommes : "Fais ce qu'il faut et tu seras sauvé".

   On pourrait poser l'hypothèse qu'à la promesse d'un au-delà de pure félicité, jusqu'au XVIIIème siècle environ, a succédé la promesse capitaliste d'une vie édénique pour ceux qui "ont fait fortune" et accédé au statut de rentiers ; et que le machinisme, le transhumanisme, et particulièrement la composante émulationniste de ce dernier, sont en passe de ravir à ces deux prédécesseurs le statut de "grande carotte universelle" face au bâton hélas inchangé de la souffrance et de la mort.


   
EmG.


 (1) précisons que les doctrines hérétiques médiévales, et particulièrement le catharisme, font l'objet d'interprétations et de fantasmes divers depuis plusieurs siècles, les sources de nos connaissances sur le sujet étant toutes très orientées.

 (2) Konrad Lorenz, Les Fondements de l'éthologie, Flammarion 1998

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