Fun sans fin
Texte original (lien) de Michael Graziano, traduit depuis l'anglais et commenté par EMG.
Note
: ce texte, publié en décembre 2013, montre la vision
qu'a un neuroscientifique (né en 1967) de l'Emulation de Cerveau
ou "téléchargement de conscience". Le texte a pas mal
circulé sur les réseaux émulationnistes car un tel
article aurait été impensable, de la part d'un
spécialiste, ne serait-ce qu'il y a cinq ans. Je le
trouve intéressant pour d'autres raisons également -
son interprétation fantaisiste, fantasmée et en fin
de compte pessimiste de l'Emulation, qui n'évite pas toujours
les clichés.
A la
fin du dix-huitième siècle, des bricoleurs ont
fabriqué les premières boites à musique : de
subtils petits mécanismes capables de jouer des harmonies et
mélodies tout seuls. Quelques uns comptaient des cloches,
percussions, orgues, et même des violons, tout cela
coordonné par un cylindre rotatif. Les exemples les plus
ambitieux étaient de véritables orchestres lilliputiens,
comme le Panharmonicon, inventé à Vienne en 1805, ou
l'Orchestrion, produit en série à Dresde en 1851.
Mais la technologie était limitée. Pour rendre un
son de violon convaincant, il fallait créer un simulacre
miniature de violon – autant dire un sacré exploit
d'ingénierie. Comment répliquer un trombone ? Un hautbois
? De la même façon, évidemment. Les artisans
pensaient que l'instrument entier devait être copié pour
pouvoir capturer son timbre
exact. Le métal, le bois, les cordes, la forme, la
résonance identique, tout cela devait être
dupliqué. Comment faire autrement pour produire le son d'un
orchestre ? La tâche était
désespérément hors d'atteinte.
Puis, en 1877, l'inventeur américain Thomas Edison
présenta le premier phonographe, et l'histoire de la musique
enregistrée en fut changée. Il s'avéra que, pour
conserver et recréer le son d'un instrument, il n'y avait pas
besoin de tout savoir à son propos, matériaux comme
structure physique. Vous n'avez pas besoin d'un orchestre
miniaturisé dans une boite. Vous n'avez à vous occuper
que d'une seule composante, essentielle : enregistrez les ondes
sonores, transformez-les en données, et donnez-leur
l'immortalité.
Imaginez un futur dans lequel votre esprit ne meurt jamais. Quand votre
corps commence à faiblir, une machine vous scanne le cerveau
suffisamment en détail pour saisir son câblage unique. Un
système informatique utilise ces données pour simuler
votre cerveau. Il n'aura pas besoin de répliquer chaque
détail ; comme un phonographe, il mettra de côté
les éléments physiques inutiles, laissant simplement
l'essence de la structure. Et surgira alors un second Vous, avec vos
mémoires, vos émotions, votre façon de penser et
de prendre des décisions, copié sur du matériel
informatique aussi simplement qu'un fichier texte de nos jours.
La seconde version de Vous pourrait vivre dans un monde
simulé et s'en rendre à peine compte. Vous pourriez vous
balader dans une rue simulée, sentir une brise fraiche sur votre
peau, manger dans un bistrot, parler à d'autres gens
simulés, jouer, regarder des films, prendre du bon temps. La
souffrance et la mort seraient déprogrammées de
l'existence. Si vous êtes encore intéressé par le
monde réel en dehors de la simulation, vous pourriez assister
via Skype à des réunions de travail ou des diners de
famille.
Cette vision d'une vie virtuelle après la mort, parfois
appelée « téléchargement »,
est entrée dans l'imaginaire populaire grâce à la
nouvelle « le Tunnel sous le Monde » (1955) de l'écrivain de science-fiction américain Frederik Pohl, bien que le film Tron (1982) lui ait donné un sérieux coup de fouet. Matrix (1999)
introduisit ensuite auprès du grand public l'idée d'une
réalité simulée, sur laquelle seraient
branchés d'authentiques cerveaux. Ces idées ont
émergé hors de la fiction récemment. Le
multimillionnaire russe Dmitry ltsktov a défrayé la
chronique en prévoyant de transférer son esprit sur un
robot, et donc d'atteindre l'immortalité. Il y a quelques mois
à peine, le physicien britannique Stephen Hawking
suggérait qu'une vie après la mort, simulée sur
ordinateur, pourrait devenir techniquement faisable.
Il est tentant de considérer ces idées comme des lubies de science-fiction, des fantasmes de nerd. Mais
quelque chose m'en empêche. Je suis chercheur en neurosciences,
j'étudie le cerveau. Pendant près de 30 ans, j'ai
étudié la façon dont l'information sensorielle est
captée et traitée, comment les mouvements sont
contrôlés et, dernièrement, comment des
réseaux de neurones pourraient générer
l'effrayante propriété de l'attention. Je me retrouve
à me demander, au vu de ce qu'on connait du cerveau, si nous
pourrions réellement télécharger l'esprit de
quelqu'un sur un ordinateur. Et ma réponse est : oui, presque
certainement. Cela soulève de nombreuses questions, dont pour
commencer : quels résultats cette technologie aura-t-elle sur
nous, psychologiquement et culturellement ? Et là, la réponse est tout aussi emphatique que la question, quoique dérangeante dans les détails.
Cela transformera profondément l'humanité,
probablement de façon plus déstabilisante que
bénéfique. Cela nous changera bien davantage qu'Internet
a pu le faire, quoique peut-être dans une direction similaire.
Quand bien même les chances que tout cela arrive seraient minces,
les implications seraient si énormes qu'il serait sage d'y
songer sérieusement. Mais je ne suis pas sûr que les
chances soient minces. En réalité, plus je pense à
ce futur éventuel, plus il me semble inévitable.
Si vous vouliez capter la musique de votre esprit, par où
commenceriez-vous ? Le cerveau humain comporte toute une machinerie
biologique. Cent milliards de neurones sont connectés de
façon complexe, chacun d'eux étant constamment en train
de recevoir et d'envoyer des signaux. Ces signaux sont le
résultat d'ions entrant et sortant des membranes cellulaires, en
flux régulés par des protéines jouant le
rôle de portes et de pompes miniatures. Chaque connexion entre
neurones, ou synapse, est elle-même un époustouflant
mécanisme de protéines fluctuant constamment.
Faire la simulation d'un simple neurone est en soi un exploit
considérable, quoique cela ait déjà
été fait par approximation. Simuler un réseau
entier de neurones interagissant, avec chacun leurs véritables
propriétés électriques et chimiques, est
au-delà de la technologie actuelle. Et puis il y a les facteurs
compliquant la tâche. Les vaisseaux sanguins réagissent de
façon subtile, permettant à l'oxygène d'être
distribué dans telle ou telle région du cerveau, selon
les besoins. Il y a aussi la glie, de minuscules cellules qui
surpassent allègrement en nombre les neurones. La glie aide les
neurones à fonctionner, de manière encore largement mal
comprise : retirez-la et aucune synapse ni aucun signal ne fonctionnera
correctement. Personne, pour autant que je sache, n'a tenté de
simulation informatique des neurones, de la glie et de la circulation
sanguine. Mais peut-être que ce sera superflu. Souvenez-vous de
la révolution d'Edison avec son phonographe : pour
répliquer fidèlement un son, il s'avère que vous
n'êtes pas obligé de répliquer l'instrument qui l'a
produit à l'origine (1).
Donc quel est le bon niveau de détail à copier si
vous voulez saisir l'esprit d'une personne ? De tous les complexes
éléments biologiques, lesquels doivent être
reproduits pour avoir l'information, son traitement, et la conscience ?
L'une des hypothèses les plus courantes est que c'est le
diagramme des connexions entre neurones qui contient l'essence de la
machine. Si vous pouviez savoir comment chaque neurone est
connecté à ses voisins, vous auriez tout ce qu'il faut
pour recréer cet esprit. Un champ entier de recherche s'est
constitué autour des modèles de réseaux de
neurones, des simulations informatiques de neurones et synapses ultra
simplifiés. Ces modèles laissent de côté les
détails que sont la glie, les vaisseaux sanguins, les membranes,
les protéines, les ions, et ainsi de suite. Ils ne font que
considérer la façon dont chaque neurone est relié
aux autres. Ce sont des diagrammes de câblage.
De simples modèles informatiques de neurones branchés
ensemble par des synapses sont capables d'une complexité
gigantesque. De tels modèles de réseaux existent depuis
des décennies, et ils diffèrent de manière
intéressante des programmes informatiques standard. Pour
commencer, ils sont capables d'apprendre, tout comme les neurones qui
ajustent avec subtilité leurs connexions. Ils peuvent
résoudre des problèmes qui posent des difficultés
aux programmes traditionnels, et ils sont particulièrement bons
quand il s'agit de traiter des signaux composés de bruit. Donnez
à un réseau de neurones une photo floue et tachée,
et il sera malgré tout à même de reconnaître
l'objet représenté, en comblant les vides et erreurs dans
l'image – ce qu'on appelle la reconstitution de motif.
Malgré ces qualités remarquablement humaines, les
modèles de réseaux de neurones ne sont pas encore la
solution pour simuler un cerveau. Personne ne sait comment en
construire un à une échelle appropriée. Quelques
tentatives notables sont en cours, comme le Blue Brain Project et son
successeur subventionné par l'UE, le Human Brain Project, tous
deux gérés par l'Institut Fédéral Suisse de
Technologie à Lausanne. Mais même si les ordinateurs
étaient assez puissants pour simuler 100 milliards de neurones
– et la technologie informatique en est assez proche – le
véritable problème demeure que personne ne sait comment
faire les branchements d'un réseau artificiel d'une telle taille.
D'une certaine manière, le problème scientifique
qu'est la compréhension du cerveau humain est similaire à
celui de la génétique humaine. Pour bien comprendre le
génome humain, un ingénieur commencerait probablement par
assembler des briques élémentaires d'ADN pour construire
un animal, paire de bases par paire de bases, jusqu'à
créer quelque chose ressemblant à un humain (2).
Mais étant donné la complexité monstrueuse du
génome humain – plus de 3 milliards de paires de bases
– cette approche serait prohibitive à l'heure actuelle.
Une autre approche consisterait à lire le génome qui
existe déjà chez de vraies personnes. Il est beaucoup
plus simple de copier quelque chose de compliqué que de le
recréer en partant de zéro. Le projet Génome
Humain des années 90 a réussi de cette manière, et
même si personne ne comprend encore très bien ce fameux
génome, au moins nous avons beaucoup d'exemplaires
séquencés à étudier.
La même stratégie pourrait être utile pour le
cerveau humain. Au lieu d'essayer de créer un cerveau artificiel
à partir de principes de base, ou d'entrainer un réseau
de neurones sur une période absurdement longue jusqu'à ce
qu'il devienne humanoide, pourquoi ne pas copier le câblage
existant déjà dans un cerveau réel ? En 2005, deux
scientifiques, Olaf Sporns, professeur de neurosciences à
l'université d'Indiana, et Patric Hagmann, neuroscientifique
à l'université de Lausanne, ont chacun de leur
côté inventé la notion de
« connectome » pour désigner la carte de
toutes les connexions dans un cerveau. Par analogie avec le
génome humain, qui contient toute l'information
nécessaire pour engendrer un être humain, le connectome
humain contient en théorie toute l'information nécessaire
pour câbler un cerveau humain fonctionnel. Si le postulat des
réseaux de neurones est juste, alors l'essence d'un cerveau
humain est contenue dans ces schémas de connectivité.
Votre connectome, simulé dans un ordinateur, recréerait
votre esprit conscient.
Pourrons-nous jamais cartographier un connectome humain complet ?
Eh bien, les scientifiques l'ont fait pour un ver. Ils l'ont fait pour
de petites parties d'un cerveau de souris. Une carte très
sommaire, à grande échelle, de la connectivité
dans le cerveau humain est déjà disponible, même si
on est encore loin d'une carte tout à fait exacte de chaque
neurone individuel avec ses synapses à l'intérieur du
cerveau d'une personne en particulier. L'Institut National Sanitaire
des Etats-Unis alloue présentement un budget au Human Connectome
Project, chargé de cartographier un cerveau humain avec le haut
niveau de détail possible. J'avoue que je suis plutôt
optimiste pour ce projet. La technologie de scan de cerveau
s'améliore de jour en jour. Aujourd'hui, l'imagerie par
résonance magnétique (IRM) est en ligne de front : des
scans haute résolution de volontaires révèlent la
connectivité du cerveau humain avec une précision que
personne n'aurait jamais crue possible. D'autres techniques, encore
meilleures, seront inventées. Seul un écervelé
(pardon pour le jeu de mots) douterait que nous réussirons
à scanner, cartographier, et stocker les données
concernant chaque connexion neuronale à l'intérieur d'un
crâne humain. Ce n'est qu'une question de temps, et une
estimation de 5 à 10 décennies semble à peu
près correcte (3).
Bien sûr, personne ne sait si le connectome contient
réellement toute l'information essentielle pour le cerveau. Une
partie de celle-ci pourrait être encodée d'une autre
manière. Les hormones peuvent être diffusées dans
le cerveau. Les signaux peuvent se combiner et interagir par d'autres
moyens que les connexions synaptiques. Peut-être que d'autres
aspects de cerveau ont besoin d'être scannés et
copiés pour réaliser une simulation de haute
qualité. Tout comme l'industrie des enregistrements musicaux a
eu besoin d'un siècle de cheminement pour arriver aux
impressionnants standards actuels, l'industrie des enregistrements
d'esprits fera vraisemblablement face au même long processus
d'affinage.
Cela ne viendra pas assez tôt pour certains d'entre nous.
L'une des choses les plus basiques à propos des humains est
qu'ils ne meurent pas volontiers. Ils ne veulent pas que les
êtres qui leur sont chers meurent, ni leurs animaux de compagnie.
Quelques uns paient déjà des sommes énormes pour
se faire congeler le corps ou parfois même seulement (ce qui est
d'ailleurs un peu glauque) la tête, dans l'espoir qu'une
technologie future puisse les faire revivre. Ce genre de personnes
seront certainement prêts à payer pour une place dans une
vie virtuelle. Et au fur et à mesure que la technologie
progresse, cela va s'amplifier.
On pourrait dire (au risque d'être cynique) que la post-vie
n'est qu'une extension naturelle de l'industrie du divertissement.
Pensez au plaisir d'être un Vous simulé dans un
environnement simulé. Vous pourriez partir en safari à
travers la Terre du Milieu. Vous pourriez vivre à Hogwarts,
où les sorts et incantations produisent effectivement des
résultats magiques. Vous pourriez vivre dans un agréable
paysage vallonné et photogénique, une simulation des
plaines africaines, avec ou sans mouches tsé-tsé selon
votre bon plaisir. Vous pourriez vivre dans une simulation de Mars.
Vous pourriez passer facilement d'un divertissement à un autre.
Vous pourriez rester en contact avec vos amis vivants à travers
les réseaux sociaux habituels (4).
J'ai entendu des gens dire que cette technologie ne convaincrait
pas. Les gens ne seraient pas tentés parce qu'un double de vous,
peu importe son niveau de réalisme, n'est pas vous. Mais je
doute que ce genre de questions existentielles aient le moindre impact
une fois que la technologie sera disponible. Vous vous réveillez
déjà chaque matin en tant que copie de votre Vous
précédent, et personne n'a de paralysantes ruminations
métaphysiques à ce sujet. Si vous mourrez et êtes
remplacé par une très bonne simulation informatique, vous
aurez simplement l'impression d'être entré dans un scanner
et d'en sortir autre part. Du point de vue de la continuité,
vous perdrez quelques souvenirs. Si votre dernier back-up
cérébral a eu lieu, disons, huit mois plut tôt,
vous vous réveillerez en ayant oublié ces huit mois. Mais
vous vous sentirez quand même vous-même, et vos amis et
votre famille pourront vous rappeler ce que vous avez raté.
Quelques groupes de gens pourraient se tenir à l'écart
– les Amish des technologies de l'information – mais la
plupart se ruera vraisemblablement en masse sur la nouveauté.
Et après ?... Eh bien, une telle technologie changerait la
définition de ce que cela signifie d'être un individu et
d'être vivant. Pour commencer, il semble inévitable que
nous aurons tendance à traiter la vie et la mort de
manière beaucoup plus légère. Les gens seront
davantage prêts à se mettre, et à mettre les
autres, en danger. Peut-être mépriseront-ils le
caractère sacré de la vie comme la masse des lecteurs
d'ebooks contemporains méprise les vieux barbons ressassant le
caractère sacré du livre relié à couverture
cartonnée. Et aussi, sacraliserons-nous la vie digitale ?
Les gens simulés, vivant dans un monde artificiel, auront-ils
les mêmes droits que les autres ? Débrancher une personne
simulée sera-t-il un crime ? Est-ce éthique de mener des
expériences sur une conscience simulée ? Un scientifique
peut-il copier Jim, en lancer une version dégradée,
effacer l'original par accident, et faire des essais ensuite
jusqu'à obtenir une version satisfaisante ? Cela n'est que la
partie émergée du monstrueux iceberg éthique que
nous allons avoir devant nous. (5)
Dans de nombreuses religions, une heureuse vie après la
mort est une récompense. Dans une vie artificielle, à
cause des inévitables contraintes de puissance informatique, les
places seront chères. Qui décide à l'entrée
? Les riches seront-ils les premiers servis ? Sera-ce basé sur
le mérite ? La promesse de résurrection peut-elle
être agitée comme une carotte pour contrôler et
contraindre les populations ? Peut-elle être retirée pour
punir ? Une version spéciale « torture »
sera-t-elle mise en place pour les lourdes peines ? Imaginez le
contrôle qu'acquerrait une religion qui serait fondée sur
l'existence réelle et démontrable d'un paradis et d'un
enfer.
Et puis il y a les problèmes qui surgiront si certains
multiplient les copies d'eux-mêmes, dans le monde réel et
dans les simulations. La nature de l'individualité, de la
responsabilité individuelle, devient plutôt floue quand
vous avez la possibilité de vous croiser vous-même dans la
rue. Qu'attendre socialement, par exemple, de couples mariés
dans une post-vie simulée ? Resteront-ils ensemble ? Certaines
versions oui, d'autres non ?
Encore une fois, le divorce semblera peut-être un peu
mélodramatique si les différences irréconciliables
s'avèrent des choses du passé. Si votre cerveau a
été remplacé par quelques milliards de lignes de
code, nous finirons peut-être par savoir comment corriger et
supprimer toute émotion négative. Ou peut-être
devrions-nous imaginer un système émotionnel standard,
réglé et arrondi aux angles, de telle manière
à pouvoir y raccrocher le reste de votre esprit simulé.
Vous abandonnerez votre circuit plein de blessures et de cicatrices,
issu de votre vie biologique, pour un ensemble flambant neuf. Ce n'est
pas complètement tiré par les cheveux : en effet, cela
pourrait faire sens économiquement, si ce n'est
thérapeutiquement. Le cerveau est grossièrement
divisé en deux parties : le cortex et le cerveau reptilien.
Attacher un cerveau reptilien standard à un cortex
individualisé et simulé pourrait s'avérer
être la façon la plus économique de réaliser
et faire fonctionner le système. (6)
Mais assez parlé du Soi. Que dire du monde ?
L'environnement simulé reproduira-t-il nécessairement la
réalité ? Cela semble la façon la plus
évidente de commencer, après tout. Créez une
ville. Créez un ciel bleu, des rues, une odeur de nourriture...
Tôt ou tard, cependant, les gens vont se rendre compte qu'une
simulation peut offrir des expériences impossibles à
vivre dans le monde réel. L'âge électronique a
modifié la musique, non pas en imitant des instruments physiques
mais en offrant de nouvelles perspectives sonores. De la même
manière, un monde digital pourrait mener à des endroits
inattendus.
Pour ne donner qu'un exemple frappant, cela pourrait inclure le
nombre de dimensions dans l'espace et le temps. Le monde réel
nous semble posséder trois dimensions spatiales et une
temporelle, mais, comme le savent les mathématiciens et les
physiciens, d'autres existent. Il est d'ores et déjà
possible de programmer un jeu vidéo dans lequel les joueurs
naviguent dans un chaos à quatre dimensions spatiales. Il
s'avère qu'avec un peu d'entrainement, vous pouvez
acquérir un assez bon niveau d'intuition relative à la
quatrième dimension (j'ai publié une étude
à ce sujet dans le Journal of Experimental Psychology en
2008). Pour un esprit simulé dans un monde simulé, les
limites de la réalité physique perdraient de leur
pertinence. Si vous n'avez plus de corps, pourquoi faire semblant ?
Tous les changements décrits plus haut, tout exotiques
qu'ils soient et dérangeants qu'ils puissent paraitre, sont
mineurs, dans un sens. Ils ne concernent que les esprits et
expériences individuels. Si le téléchargement
n'était qu'un problème de divertissement exotique,
réalisant littéralement les fantasmes
psychédéliques de chacun, alors ce ne serait que
moyennement significatif. Si les esprits humains peuvent exister dans
un monde simulé, alors le changement le plus radical, la coupure
la plus profonde dans l'expérience humaine, serait la perte de
l'individualité elle-même – l'intégration de
connaissances dans une intelligence unique, plus douée et
puissante que tout ce qui pourrait exister dans la nature.
Vous vous réveillez dans un hall d'accueil,
doté d'un corps simulé habillé de manière
standard. Que faites-vous ? Peut-être que vous vous
promènerez un peu, que vous regarderez autour de vous.
Peut-être que vous goûterez à la nourriture. Ou
taperez quelques balles de tennis. Ou irez voir un film. Mais tôt
ou tard, la plupart des gens voudront mettre la main sur un
téléphone portable : pour envoyer un tweet depuis le
paradis, un sms à un ami, pour aller sur Facebook, se connecter
aux réseaux sociaux. Mais voilà le hic des esprits
téléchargés : les règles des médias
sociaux sont transformées.
Dans le monde réel, deux personnes peuvent
échanger leurs pensées et expériences. Mais faute
d'avoir un port USB sur nos têtes, nous ne pouvons pas fusionner
directement deux esprits. Dans un monde virtuel, cette barrière
tombe : une simple application, et deux personnes peuvent raccorder
leurs pensées directement. Pourquoi pas ? C'est une extension
logique. Nous autres humains sommes hyper sociaux. Nous adorons tisser
des liens. Nous vivons déjà dans un monde semi-virtuel
d'esprits connectés à des esprits. Dans une
éternité artificielle, après quelques
siècles d'avancées technologiques, qu'est-ce qui
empêchera les gens de fusionner pour former des surhumains,
combinaisons de sagesse, d'expériences, de souvenirs
au-delà de tout ce qui est imaginable en biologie ? Deux
esprits, trois esprits, 10, bientôt tout le monde sera
relié par l'esprit. Le concept d'identité
séparée sera perdu. Le besoin de nourriture
simulée, de paysages simulés, de voix simulées
disparaitra, laissant la place à une unique plateforme de
pensée, de connaissance et de réalisations constantes. Ce
qui aura commencé comme une façon artificielle de
préserver l'esprit après la mort aura pris son autonomie
et son envol. La vraie vie, la nôtre, verra son importance
diminuer jusqu'à ne représenter qu'une sorte de stade
larvaire. Quelles que soient les édifiantes expériences
accumulées pendant votre existence biologique, elles n'auront de
valeur que si elles peuvent être ajoutées à la
machine douée d'une longévité et d'une
sophistication bien supérieures. (7)
Je ne parle pas d'utopie. Selon moi, cette perspective est
à 30% intrigante, et à 70% horrifiante. Je suis
très heureux de savoir que je ne serai plus là pour voir
ça. Ce sera une nouvelle phase de l'aventure humaine, tout aussi
compliquée et difficile que n'importe quelle autre, une phase
aussi éloignée de nous que l'âge d'internet le
serait pour un citoyen romain il y a 2000 ans ; aussi
éloignée que la société romaine pourrait
l'être pour un chasseur-cueilleur 10 000 ans plus tôt.
Ainsi va le progrès. Nous parvenons toujours à vivre plus
ou moins confortablement dans un monde qui aurait effrayé et
indigné les générations précédentes.
M. Graziano
-
La
comparaison entre l'enregistrement de morceaux musicaux et
l'émulation de cerveau est faible, et étonnante de la
part d'un neuroscientifique. Il ne s'agit pas de capter un
événement passé, circonscrit dans le temps, mais
la réalité d'un objet dynamique. Un cerveau est capable
de générer des choses nouvelles, imprévisibles. La
comparaison avec les synthétiseurs numériques, pour
rester dans le domaine musical, serait plus pertinente ; en effet, on
peut aujourd'hui (mais c'est très récent) reproduire la
sonorité de n'importe quel instrument au moyen d'un ordinateur
et d'un clavier. Pour réaliser ces synthétiseurs
numériques, il a notamment fallu échantillonner de
nombreux instruments réels, et travailler sur ces
échantillons numérisés. C'est probablement la
piste que suivront les premiers émulateurs de cerveau – et
que suivent déjà les équipes de scientifiques qui,
à travers le monde, cherchent à simuler des neurones sur
ordinateur. Un cerveau peut être vu, à l'aune de cette
métaphore, comme un orchestre composé de milliards
d'instruments, classés pour le moment par grandes
catégories (une centaine de familles de neurones) et
disposés selon un schéma à chaque fois unique.
Là où ça se corse, c'est quand on sait que chaque
soliste influe sur son voisin. Un morceau sans partition, pour conclure
: mais avec un fonctionnement très strict.
-
Encore
une comparaison étrange, et de belles approximations concernant
le génome. En aucun cas le génome d'un être humain
n'est suffisant pour « assembler » ce même
être humain. On sait que le rôle du milieu,
particulièrement dans les premiers mois de vie in utéro,
est capital. La genèse d'un mammifère est un jeu complexe
entre l'environnement extérieur à l'organisme, l'ADN,
puis enfin le milieu cellulaire. Ceci étant dit, pour
connaître le connectome, la voie tracée par le projet
Human Genome est en effet, sans doute, la plus simple. Mais
connaître le connectome donne-t-il accès au fonctionnement
de chaque neurone ? Autrement dit, la connectivité, la carte,
donne-t-elle des informations sur la façon dont ses
éléments constitutifs vont réagir, une fois la
simulation lancée ? Par exemple, la carte routière d'une
région française donne-t-elle la probabilité
qu'aura un véhicule lambda de prendre tel ou tel chemin, de
s'arrêter dans telle ou telle ville, de bifurquer ici et
là ? En fait, plus ou moins. C'est la question qui
intéresse en ce moment les participants du projet Human
Connectome, qui seraient ravis de pouvoir doubler le Human Brain
Project au moyen d'une formule du type « la forme suit la
fonction ».
-
Estimation
très pessimiste, et très peu partagée. Le projet
Human Connectome avance bien plus vite, grâce au traitement
automatique de bases de données déjà bien
précises (il suffit de s'inscrire sur le jeu sérieux EyeWire pour s'en convaincre). Il faut plutôt lire « 5 ou 10 années ».
Rappelons que nombre de généticiens avaient prédit
au projet Human Genome un siècle de tâtonnements (en
réalité, il fut bouclé en 13 ans, soit avec 2 ans
d'avance). Mais encore une fois, rappelons que le génome comme
le connectome ne suffisent pas tout à fait. Après la
post-génomique, on verra sans doute s'ouvrir l'ère de la
post-connectomique. D'ailleurs, les neurones expriment eux aussi, comme
toute autre cellule, une partie de l'ADN. Pense-t-on avec son ADN ?
Sans doute pas, même si l'ADN est utilisé pour mettre en
place des connexions, en fait plutôt par type de neurone que par
individu. Un neurone pyramidal va avoir tendance à
étendre ses connexions vers tel ou tel endroit du cortex, en
fonction de la concentration en telle ou telle molécule. Mon
neurone pyramidal diffère-t-il de votre neurone pyramidal ?
Peut-être un peu, mais pas vraiment plus que ma cellule
musculaire diffère de la vôtre.
-
Pourquoi
l'auteur n'évoque-t-il que l'aspect virtuel, comme si les deux
mondes étaient complètement séparés ? Il
parle plus haut du projet de Dmitry Itskov, or celui-ci place
l'incarnation dans des corps robotisés bien en amont dans le
déroulement du scénario, à raison sans doute. Il
est d'ailleurs plus que probable que ce qu'on appelle les
« réalités virtuelles »,
l'accès à ces mondes artificiels par le biais de
systèmes de plus en plus immersifs, viendra bien avant
l'émulation de cerveaux. Il est déjà possible de
passer ses journées sur des jeux vidéos
« subjectifs » (c'est même le passe-temps
de nombreux adolescents). Les personnes qui ont testé les
lunettes 3D reliées à des drones contrôlés
à distance savent que les expériences de
« sortie hors du corps », très
troublantes, sont accessibles pour quelques centaines d'euros
aujourd'hui. Il est très probable que nous contrôlerons de
petits robots, et interagirons ainsi à distance, pour voyager
par exemple en Patagonie sans prendre l'avion, ou plus probablement
pour faire la guerre, dans
le courant de la décennie. Cette vision d'une humanité
simulée dans une sorte de « prison » avec
pour seule porte de communication avec la réalité le mur
Facebook, est complètement à côté de la
plaque, et ne donne pas envie, c'est le moins que l'on puisse dire.
-
L'auteur
donne ici à fond dans la dystopie. Le contrôle des
individus, les restrictions d'accès aux ressources, la torture,
existent déjà largement dans le monde biologique. La
paranoïa d'un monde virtuel sans lois ni limites se base sur la
relative anarchie qui règne sur le réseau de nos jours.
La question politique est importante mais sa résolution ne
semble pas hors de portée.
-
Sauf
que le cerveau reptilien est individualisé également et
que la façon dont nous traitons les signaux et
générons des émotions semble peu dissociable de
notre personnalité. Il est vrai que l'on n'a jamais
greffé de tronc cérébral à un être
humain, donc ce ne sont ici que des hypothèses. Mais connaissant
la complexité du connectome, ce scénario semble
légèrement irréaliste.
-
L'auteur
contredit ici ce qu'il affirme plus haut : « L'une des
choses les plus basiques à propos des humains est qu'ils ne
meurent pas volontiers ». Or fusionner en une seule
entité, c'est aussi mourir pour de bon. Il est sans doute
possible que des expériences de fusion de cerveaux soient
menées à partir de copies consentantes (quoique cela
semble pratiquement très flou : suffira-t-il de brancher deux
cortex ensemble, et si oui, de quelle manière ?...). Mais
l'instinct de survie rend cette option peu convaincante. Là
encore, l'auteur démultiplie l'effet dramatique d'un
phénomène qui existe déjà largement : on
peut en effet considérer nos sociétés humaines
comme des méta-intelligences capables de survivre et de produire
des choses supérieures à ce que nous pouvons
individuellement faire. Pas de quoi fouetter un chat, ni le faire
fusionner avec un autre.
La
question que l'on peut se poser, si l'on n'a pas peur du ridicule en
faisant de la prospective sur ce genre de sujets, c'est plutôt
celle de la perte de motivation – quand la menace de la mort,
voire de l'inconfort, disparaît, nombre d'entre nous ont tendance
à se laisser aller (on rejoint la vision de Huxley où,
dans son Meilleur des Mondes, les humains se gavent de soma, pilule du bonheur...). Certains voient également dans cette éventuelle "Fin de l'Histoire" l'explication au paradoxe de Fermi : si aucune civilisation extraterrestre ne nous a contactés, et ce malgré le nombre quasi infini de lieux propices à la vie intelligente dans l'univers, c'est parce qu'elles atteindraient toutes l'immortalité (et donc la perte d'énergie vitale) avant de savoir/pouvoir voyager sur de longues distances jusqu'à nous. Cela rappelle le paradoxe des châteaux de sable : ce qui est effrayant dans la vie, c'est qu'on a l'impression de construire de beaux châteaux de sable sur la partie de la plage qui sera recouverte par la marée ; mais c'est aussi la seule partie de la plage qui rend ces constructions possibles. Si on retire la crainte de la mort, l'énergie vitale disparait-elle ?
Peut-être, mais cette crainte n'est pas près de nous fausser compagnie :
notre peur de disparaître se reportera sur
l'éventualité d'être débranchés, puis
annihilés par une météorite, puis grillés
par l'inflation de notre étoile. En 1998, en plein blues "Fin de l'Histoire", et alors que le monde occidental ne trouve plus d'ennemis à sa hauteur, sortent les filmsArmageddon et Deep lmpact, aux scénarios quasi identiques : la menace est tirée par les cheveux, pourtant les films sont d'énormes succès !
Ce n'est qu'une fois atteinte la certitude de notre éternité, garantie par un cloud intergalactique
bardé d'antivirus, que nous serions réellement en droit
de crever d'ennui. Mais ce qui est drôle, c'est que nous
continuerons à explorer des nébuleuses inconnues, essayer
de comprendre l'univers, aimer d'autres gens, ressentir des frissons
à la vue d'un sein, d'une araignée, d'un loup, parce
qu'on aura encore de beaux restes de notre architecture neuronale
surannée devenue parfaitement inutile à la survie de
l'espèce. Quoique...
EMG