Theodore Berger et les implants mémoire
Vers des neuroprothèses ?
Theodore Berger participe au projet BRAIN, et échange régulièrement avec les scientifiques membres de Carboncopies.org,
association transhumaniste "émulationniste". Dans cet interview
publié en avril 2013, il évoque son domaine, les
neuroprothèses. Il s'agit pour le moment d'émulations
localisées et limitées.
MIT Technology Review - article original
Theodore Berger, ingénieur biomédical et
neuroscientifique à l' Université de Californie du Sud
à Los Angeles, envisage qu'un patient
atteint de perte de mémoire grave puisse obtenir l'aide d'un
implant électronique, dans un avenir proche. Chez les personnes dont le cerveau a subi
des dommages dûs à la maladie d'Alzheimer, à un
accident vasculaire cérébral ou à une blessure, la
perturbation des réseaux neuronaux empêche souvent la
formation des souvenirs à long terme. Depuis plus de deux
décennies, Berger conçoit des puces de silicium pour
imiter le traitement du signal que ces neurones font quand ils
fonctionnent correctement, ce qui nous permet de mémoriser des
expériences et informations plus d'une minute. En fin de compte,
Berger veut rétablir la possibilité de créer des
souvenirs à long terme par l'implantation de puces de ce type
dans le cerveau.
L'idée est si audacieuse et si loin du courant dominant
de
recherche en neurosciences que beaucoup de ses collègues, dit
Berger, le croient fou. "Ils m'ont dit que j'étais cinglé
il y a un bout de temps déjà" dit-il dans un rire, assis
dans une salle
de conférence attenante à l'un de ses laboratoires. Mais
étant donné le succès de récentes
expériences menées par son groupe et plusieurs proches
collaborateurs, Berger passe doucement du rôle de marginal
à celui de pionnier visionnaire.
Berger et ses partenaires de recherche doivent encore procéder
à des essais humains de leurs prothèses neurales, mais
leurs expériences montrent comment une puce de silicium externe
connectée à des cerveaux de rat et de singe par des
électrodes peut traiter l'information comme des neurones
réels. "Nous ne pouvons pas ramener des souvenirs perdus", dit-il. "Nous restaurons la capacité de
mémorisation de nouveaux souvenirs". Dans une impressionnante
expérience publiée l'automne dernier, Berger et ses
collègues ont démontré qu'ils pouvaient aussi
aider les singes à récupérer des souvenirs à long
terme d'une partie du cerveau qui les stocke.
Si un implant de mémoire semble un concept tiré par les cheveux,
Berger rappelle d'autres succès récents en
neuroprothèses. Les implants cochléaires aident
maintenant plus de 200 000 personnes sourdes à entendre en
convertissant le son en signaux électriques envoyés au
nerf auditif. D'autres expériences ont montré que des
électrodes implantées peuvent permettre à des
personnes paralysées de déplacer des bras robotiques avec
leur pensée. D'autres chercheurs ont commencé à
avoir quelques premiers résultats avec des rétines
artificielles pour les personnes atteintes de cécité
acquise.
Pourtant, la restauration d'une forme de cognition dans le cerveau est
beaucoup plus difficile que n'importe laquelle de ces
réalisations. Berger a passé la majeure partie des 35
dernières années à essayer de comprendre des
questions fondamentales sur le comportement des neurones dans
l'hippocampe, une partie du cerveau connue pour être
impliquée dans la formation de la mémoire. "C'est
très clair, dit-il. L'hippocampe transforme la mémoire
à court terme en mémoire à long terme."
Ce qui a été tout sauf clair, c'est la façon dont
l'hippocampe accomplit cet exploit complexe. Berger a
développé des théorèmes
mathématiques qui décrivent comment les signaux
électriques se déplacent dans les neurones de
l'hippocampe pour former une mémoire à long terme, et il
a prouvé que ses équations correspondent à la
réalité. " Vous n'avez pas à faire tout ce que
fait le cerveau , mais pouvez-vous imiter au moins une partie des
choses que le vrai cerveau fait?" demande-t-il. "Pouvez-vous
modéliser cela et le mettre dans un appareil ? Pouvez-vous faire
que ce dispositif marche dans n'importe quel cerveau ? Ce sont ces
trois choses qui poussent les gens à penser que je suis fou. Ils
pensent simplement que c'est trop dur."
Berger parle souvent en phrases longues comme des paragraphes, en
multipliant apartés, notes en bas de pages et détours. Je
lui demande de définir la mémoire. "Il s'agit d'une
série d'impulsions électriques dans le temps, qui sont
générées par un nombre donné de neurones"
dit-il. "C'est important parce que vous pouvez la réduire
à cela et la remettre dans un cadre. Et non seulement vous
pouvez la comprendre en termes de phénomènes biologiques
qui se sont produits, mais vous pouvez aussi la cibler, traiter
avec elle, brancher une électrode dessus, et vous pouvez
enregistrer quelque chose qui correspond à votre
définition d'un souvenir. Vous pouvez trouver les 2147 neurones
qui font partie de ce souvenir. Et que produisent -ils ? Ils
génèrent une série d'impulsions. Ce n'est pas
bizarre. C'est quelque chose que vous pouvez manipuler. C'est utile, c'est ce qui se passe."
C'est le point de vue conventionnel de la mémoire, qui ne
fait qu'effleurer la surface. Et à la frustration
perpétuelle de Berger, de nombreux collègues qui sondent
ce mystérieux royaume du cerveau n'ont pas tenté d'aller
beaucoup plus loin. Les neuroscientifiques suivent des signaux
électriques dans le cerveau par le biais des potentiels
d'action, les changements de microvolts sur les surfaces de neurones.
Mais trop souvent, dit Berger, leurs rapports simplifient ce qui est
réellement en cours. "Ils trouvent un événement
important dans l'environnement et comptent des potentiels d'action"
dit-il. "Ils disent : "En faisant ça, ça passe de 1
à 200. J'ai trouvé quelque chose d'intéressant.
"Qu'est-ce que vous avez trouvé ?". "L'activité a
augmenté." "Mais qu'est-ce que vous trouvez
? "L'activité a
augmenté." "Et alors? Est-ce que cela code quelque chose ?
Est-ce que cela représente quelque chose pour le neurone voisin
? Est-ce que cela fait agir les autres neurones différemment ?
C'est ce que nous sommes censés faire : expliquer les choses ,
pas seulement les décrire".
Berger prend un marqueur et remplit un tableau, de haut en bas,
de cercles alignés qui représentent les neurones. Chacun
d'eux a une petit barre horizontale striée de signaux, formant
des motifs différents. "C'est vous dans mon cerveau. Mon
hippocampe a déjà
formé une mémoire à long terme de vous. Je me
souviendrai de vous la semaine prochaine. Mais comment puis-je
vous distinguer d'une autre personne ? Disons
qu'il y a 500 000 cellules qui vous représentent dans
l'hippocampe, chacune codant différentes choses -
comme la position de votre nez par rapport à votre sourcil -
qu'elles codent avec des motifs différents. La
réalité du système nerveux est très
complexe, et c'est pourquoi nous en sommes toujours à nous poser
ces questions restreintes et fondamentales".
Theodore Berger a passé sa carrière à essayer de
comprendre comment les neurones forment les souvenirs. A
l'université de Harvard, le mentor de Berger était
Richard Thompson, qui étudiait les changements localisés,
induits par apprentissage, dans le cerveau. Thompson utilisait un
signal sonore et un soufflet pour conditionner des lapins à
cligner des yeux, dans l'optique de déterminer où
le souvenir créé était stocké.
L'idée était de trouver l'endroit spécifique du
cerveau où l'apprentissage était localisé. "Si
l'animal apprenait effectivement, puis que vous supprimiez cet endroit,
alors l'animal ne pouvait plus se souvenir".
Thompson, avec l'aide de Berger, réussit
l'expérience et publia les résultats en 1976. Pour
localiser le souvenir, ils équipèrent les lapins
d'électrodes chargées de surveiller l'activité
d'un neurone. Les neurones ont des "portes" sur leurs membranes, qui
laissent entrer et sortir les particules chargées
électriquement, comme le sodium ou le potassium. Thompson et
Berger recensèrent les pics électriques
repérés dans l'hippocampe au fur et à mesure que
les lapins développaient un souvenir. L'amplitude des pics
(représentant le potentiel d'action) et leur espacement
formaient des motifs. Cela ne doit pas être un hasard, pensa
Berger, si les cellules déchargent de façon à
former des motifs dans le temps.
Cela le mena à une question centrale, qui
sous-tend son travail actuel : comme les cellules reçoivent
et envoient des signaux électriques, quel motif décrit la
relation quantitative entre les flux entrants et sortants ?
C'est-à-dire, si un neurone décharge à un moment
et un endroit donnés, que font les neurones voisins en
réponse ? La réponse pourrait révéler le
code qu'utilisent les neurones pour former la mémoire à
long terme.
Mais il devint vite clair que la réponse était
extrêmement complexe. A la fin des années 80, Berger, qui
travaillait à l'université de Pittsburgh avec Robert
Sclabassi, devint fasciné par une certaine
propriété du réseau neuronal dans l'hippocampe.
Quand ils simulaient l'hippocampe d'un lapin avec des impulsions
électriques (input) et retraçaient le parcours des
signaux dans différentes populations de neurones (output), la
relation qu'ils observaient entre les deux n'était pas
linéaire. "Mettons que vous entrez 1 et obtenez 2", explique
Berger. "C'est assez facile. C'est une relation linéaire". Il
s'avère, cependant, qu'il n'y a "pratiquement aucune situation
dans le cerveau pour laquelle vous obtenez une activité
linéaire, une somme linéaire", dit-il. "C'est toujours
non linéaire." Les signaux se chevauchent, certains ignorant une
impulsion entrante, d'autres l'accentuant.
Au début des années 90, ses travaux - et le
matériel informatique - avaient progressé au point
d'offrir la possibilité d'une collaboration avec ses
collègues du département d'ingénierie de
l'Université de Californie du Sud, pour réaliser des
puces informatiques imitant le traitement du signal effectué
dans certaines parties de l'hippocampe. "Il est devenu évident
que si je pouvais faire en sorte de faire marcher tout ça
à grande échelle sur un support matériel, on
obtenait une partie du cerveau". "Pourquoi ne pas raccorder ça
au cerveau existant ? Alors j'ai commencé à
réfléchir sérieusement à des
prothèses, bien longtemps avant que cela ne soit même
évoqué ailleurs".
Berger commença à travailler avec Vasilis Marmarelis, un
ingénieur biomédical à l'USC, sur une
prothèse de cerveau (voir ici).
Ils commencèrent par traiter des tranches d'hippocampe de rats.
Conscients que les signaux neuronaux se déplacent d'un bout
à l'autre de l'hippocampe, les chercheurs envoyèrent des
impulsions aléatoires vers l'hippocampe, enregistrèrent
les signaux en différents endroits pour voir où ils
étaient transformés, et dérivèrent des
équations mathématiques décrivant ces
transformations. Puis ils implémentèrent ces
équations dans des puces d'ordinateur.
Ensuite, pour pouvoir dire si de telles puces pouvaient servir
comme prothèses en remplacement d'une région
abimée de l'hippocampe, les deux hommes cherchèrent
à contourner un composant central du parcours au sein des
tranches de cerveau. Des électrodes placées dans la
région transmettaient les signaux électriques à
une puce externe, qui effectuait les transformations habituellement
faites dans l'hippocampe. D'autres électrodes renvoyaient enfin
les signaux transformés vers la tranche en question.
Puis les chercheurs firent un bond en avant en essayant
tout cela sur des rats vivants, démontrant qu'un ordinateur
pouvait réellement servir de composant artificiel de
l'hippocampe. Ils commencèrent en entraînant les animaux
à pousser l'un des deux leviers d'une installation pour obtenir
une récompense, en enregistrant la série d'impulsions
dans l'hippocampe si les rats choisissaient le bon. A partir de ces
données, Berger et son équipe modélisèrent
la façon dont les signaux étaient transformés
quand la leçon était convertie en mémoire à
long terme, et ils capturèrent le code censé
représenter le souvenir lui-même. Ils prouvèrent
que leur appareil pouvait générer ce souvenir à
long terme tandis que les rats étaient en train d'apprendre.
Puis ils donnèrent aux rats une drogue interférant avec
leur mémoire à long terme, faisant oublier à
ceux-ci quel levier apportait la récompense. Il suffisait
ensuite d'envoyer les impulsions codées vers les cerveaux des
rats drogués pour voir réapparaître la
capacité à choisir le bon levier.
L'année dernière, les scientifiques
publièrent des expériences menées sur des primates
impliquant le cortex préfrontal, une partie du cerveau qui
récupère les mémoires à long terme
créées par l'hippocampe. Ils placèrent des
électrodes dans les cerveaux des singes pour capturer le code,
formé dans le cortex préfrontal, dont ils pensaient qu'il
permettait aux animaux de se souvenir d'une image montrée peu
avant. Puis ils leur donnèrent de la cocaïne, qui entrave
le fonctionnement de cette partie du cerveau. En utilisant les
électrodes implantées pour envoyer le bon code au cortex,
les chercheurs améliorèrent significativement la
performance des singes dans l'identification des images.
Dans les deux prochaines années, Berger et ses
collègues espèrent implanter une véritable
prothèse mémorielle à des animaux. Ils veulent
aussi montrer que leurs puces-hippocampes forment des souvenirs pour de
nombreux comportements. Ces puces, après tout, se basent sur des
équations mathématiques dérivées des
expériences choisies par les chercheurs. Il se pourrait que
ceux-ci n'aient trouvé que les codes associés à
ces tâches spécifiques. Et si ces codes n'étaient
pas généralisables, que les différents inputs
étaient transformés de manière très
variée ? Autrement dit, il est possible que qu'ils n'aient pas
déchiffré le code, mais simplement quelques messages
simples.
Berger admet que cela pourrait être le cas, et que ses
puces pourraient ne former de souvenirs à long terme que pour un
nombre limité de situations. Mais il note que la morphologie et
la biophysique du cerveau restreignent ce que celui-ci peut faire : en
pratique, le nombre de transformations qu'un signal peut subir dans
l'hippocampe est limité, quoique important. "Je pense
réellement que nous nous dirigeons vers un modèle
satisfaisant pour de nombreuses situations, peut-être même
pour la plupart des situations. Le but est d'améliorer la
qualité de vie de quelqu'un qui a un déficit de
mémoire sévère. Si je peux lui donner la
capacité de former des souvenirs à long terme pour la
moitié des situations rencontrées par la plupart des
gens, je serai sacrément heureux, et la plupart des patients
aussi".
Malgré les incertitudes, Berger et ses collègues
prévoient des études avec des humains. Il collabore avec
des praticiens qui testent l'utilisation d'électrodes
implantées de chaque côté de l'hippocampe pour
détecter et prévenir des attaques chez des patients
atteints d'épilepsie sévère. Si le projet avance
comme prévu, le groupe de Berger profitera de l'occasion pour
rechercher les codes des souvenirs dans les cerveaux de ces patients.
"Je n'aurais jamais pensé que je verrai cela pour des
humains, et maintenant nos discussions tournent autour de quand et
comment. Je n'aurais jamais pensé vivre assez longtemps pour
voir ça, mais maintenant je pense que ce sera le cas".
Jon Cohen, 23 avril 2013
traduction EmG
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